Mise à nu
« L’homme et sa femme étaient tous deux nus,
et ils n’en avaient point honte. »
Genèse, 2, 25.
C’est sans doute cela, la nudité : cette façon d’accepter de se montrer exactement tel que l’on est. Non pas forcément nus, ni même sans fards ou artifices, mais dans sa singularité simplement affirmée. Images rares, troublantes comme l’est la vérité, qui n’existent que parce qu’un homme, un photographe, a aimé ces gens au point qu’ils lui aient donné cela, comme un abandon confiant de leur être à l’appareil photo. Rien de moins obscène, rien de moins voyeur qu’une photo de Jean Rault. Car, ici, rien n’est volé, rien n’est exhibé, tout est donné, ou, pour le dire plus justement, tout est confié, comme un secret que l’on accepte de partager avec celui qui en sait la valeur. Tenez, c’est pour vous, voilà ce que je suis, dont vous saurez prendre soin.
La sensation de crudité, parfois, la gêne, à certains moments, qui peuvent naître devant un portrait de Madame L. ou face à cette jeune femme photographiée en 1988 sur la terrasse d’un building new-yorkais, ne naissent pas d’une quelconque cruauté propre à l’auteur de ces images. Mais d’une toute autre cruauté, dont Rault a su se dépouiller : une cruauté du monde, dont notre regard, à son insu, reconduit la violence, au moment même où il s’avoue gêné.
Car, reconnaissons-le, la première question qui vient, devant certaines photographies, c’est : pourquoi ont-elles accepté de poser nues, avec ce corps-là ? Question terrible, où réside toute la cruauté, toute notre cruauté de regardeurs qui nous soumettons à une norme sociale qui forge les corps jusqu’au stéréotype, jusqu’à l’adéquation du beau et d’un type abstrait, qui refuse le singulier comme s’il était un défaut. Regard cruel, et terrifié, aussi, car notre gêne, c’est d’abord un refus : celui qu’un artiste nous tende, par ses images, le miroir dans lequel se révèlent nos corps véritables, dans leur singularité sans fard, qui est, précisément, la marque de notre humanité.
Ainsi, des individus – c’est-à-dire des gens en paix avec leur individualité – posent-ils pour un homme qui les aime comme ils sont. Et, ce faisant, ils nous disent : mon corps est ainsi, comme mon visage, fait de tant de traits singuliers qui racontent ma vie, et je vous mets au défi de vous en moquer, vous mon semblable.
Jean Rault n’est pas cruel, mais son art nous est violent, qui nous confronte à la fierté de ceux qui savent que seul l’écart est le lieu de la vérité. Il faut repartir de la série fondatrice, celle par laquelle l’artiste s’est fait connaître, et à laquelle, par tant de biais, il ne cesse de revenir depuis lors : Les Unes. Série de portraits de jeunes filles en rupture sociale, façon Sandrine Bonnaire dans Sans toit ni loi, le cinéma en moins. Portraits dont la force de sidération, intacte à chaque confrontation, tient à l’incroyable fierté qui se dégage de ces jeunes filles, sur fond de terreur absolue. Car il y a une terrible béance, dans ces êtres sans liens, mais – et pour cela quel extraordinaire lien de confiance a su créer le photographe – il y a aussi ces regards crânes, de survivantes qui nous fixent avec l’air de défi de qui en sait tellement plus que nous sur ce que vivre coûte. Que l’artiste ait choisi de publier ses photographies dans un ouvrage intitulé Unes-nues, où elles répondent, en diptyque, à une série de femmes captées nues dans un intérieur qui est l’emblème de leur quotidien, dit ce qu’il entend par nudité. Un mot qui n’a guère à voir avec la chair, mais avec l’intériorité dévoilée à qui saura l’accueillir avec cette forme d’amour des autres qu’est le goût sans jugement de la singularité. Unes-nues, dit le titre : façon de dire une réversibilité, mais, plus encore, d’inscrire l’individualité au cœur de la nudité. On comprend, dès lors, de quoi ces femmes sont fières, au point d’avoir désiré le montrer.
Rault, disais-je, n’est pas un voyeur. Il est même le contraire. Une photographie, qui tranche singulièrement sur le reste de sa production, dit cela. Il s’agit d’un autoportrait, où l’artiste se tient de face, un crâne à la main. Image déroutante à plus d’un titre : parce que Rault s’y représente, lui qui n’a d’amour que pour l’altérité. Mais aussi parce que cette photographie s’inscrit, délibérément, dans une tradition classique : celle de l’autoportrait à la vanité, où le crâne vient rappeler tant à celui qui se représente qu’à celui qui regarde sa condition d’être voué à la mort. Pourquoi une telle œuvre, qui reprend un « type » si connu, par un homme qui n’a de quête que de l’individualité ? Il faut, me semble-t-il, prendre au sérieux – c’est-à-dire surtout pas comme un exercice de style – une telle image, justement parce que par son caractère expressément hétérogène au reste du travail, elle fonctionne comme un rappel à l’ordre. Memento mori, souviens toi que tu vas mourir. Et, précisément, comme un rappel à l’ordre dont la présence au sein de ces portraits dit ce qu’il en est de la nudité. Oui, Jean Rault croit à la mort. Je veux dire par là qu’il accepte, qu’il est capable de regarder en face (c’est même là l’essentiel de son travail de photographe) le fait que la mort soit notre unique horizon, et la chair le lieu où s’inscrit ce devenir commun. Alors il ne rit pas de ce qu’il voit, ou alors d’un rire de qui se voit vieillir dans la chair de l’autre. Il y a, décidément, de l’amour, dans sa façon de photographier, c’est-à-dire de regarder. De l’amour pour ceux qui acceptent leur destinée de mortels, mais aussi pour ceux qui la refusent. Parce que, loin de les regarder en se cachant derrière son appareil photo, il trouve en chacun d’eux l’une des faces de leur commune condition.
Ainsi, le travail de Jean Rault avance-t-il selon un principe dynamique de réversibilité constant, chaque nouvelle série venant comme éclairer la face obscure de la précédente. Si les Unes et les Nues venaient donc s’unir comme l’avers et le revers d’une unique médaille, qu’est-ce que la série Diamonds are forever, si ce n’est le contrepoint parfait de ce premier diptyque ? Le contrepoint, c’est-à-dire non pas le contraire, mais ce par quoi nous pouvons penser qu’en chaque image s’expriment des désirs contradictoires, des conflits. Ainsi, à la chair dévoilée sans artifice des Nues s’opposent, en apparence, les costumes qui sont comme autant de masques sous lesquels se troublent les identités des Diamonds. Costumes dont le faste affiché semble être le parfait démenti de la détresse sociale qu’avouent les vêtements des Unes. Si parfait que, par le rapprochement des séries, le rideau se déchire. Car si les Diamonds donnent à voir, par contraste, la trivialité du monde des Unes, est-ce que ces dernières ne nous permettent pas de pressentir une autre forme, morale, de misère, que dissimulent à peine les costumes éclatants de ces artistes japonaises ? Enfin, à comparer Nues et Diamonds, ne retrouve-t-on pas un même dispositif, qui est de saisir ces êtres dans un environnement quotidien, c’est-à-dire quelconque – appartement ordinaire, cage d’escalier – , qui produit, autant pour celles qui sont nues que pour celles qui sont masquées, cet effet d’étrangeté qui naît de l’intrusion du banal dans l’inhabituel ?
Donc, il y a celles qui se livrent sans fard, et celles qui multiplient les artifices, mais, ce faisant, les unes et les autres avouent ce qu’elles sont, par le dénudement, ou par l’excès. Car, à multiplier les artifices, les Diamonds affichent leur statut de « créatures », qui se vêtent d’artifices dont elles savent qu’il ne s’agit que de leurres qui, pas même l’espace d’une nuit, ne permettent d’oublier leur destinée. Les diamants sont éternels, mais les corps..? Pas étonnant, dès lors, que Jean Rault éprouve une tendresse toute particulière pour certains êtres hybrides, qui dans leur chair même, semblent témoigner de quel drame intérieur est fait notre humanité. Les Sumos, force et chair effondrée, en même temps. Les sportifs de la série Kyoto Wheel Chairs, seuls êtres souriants de tout le travail de l’artiste, dont le corps brisé est secondé par des machines qui, telles d’immenses appendices, leur donnent la vitesse que leur corps « naturel » a perdu. Les Diamonds, enfin, dont l’androgynie tragique et sublime à la fois, dit que le plus difficile, et le plus magnifique, pour qui est en vie, est de réussir à ne pas choisir entre toutes les voies possibles tant que la mort n’a pas encore gagné. Une photographie, magnifiquement, condense tout cela : Bubu de la Madeleine portant un yukata. Car de ce corps sculpté par cette femme comme si elle était à elle-même sa propre créature, c’est une béquille qui constitue l’organe le plus protubérant. Comme si, soudain, l’artifice devenait, par une mystérieuse opération organique, prothèse : prolongement artificiel d’un corps fabriqué, dans une sorte de continuité logique de nature. Parce que cet être auto-façonné avait besoin de cela pour se tenir debout, il l’a engendré. C’est toute la beauté du fragile, toute la fierté du créateur devenu œuvre, qui se lit dans ce portait triomphal.
Car, il importe de le rappeler, Jean Rault ne fait que des portraits. Une manière, frontale, de saisir des corps et des regards. Des gens debout, souvent, ou bien assis, parfois, mais surtout de face, c’est-à-dire saisis par lui au prix d’un face-à-face, dans lequel le photographe donne autant qu’il prend. Choix éthique, de qui refuse la prédation, mais aussi (comme si les deux pouvaient être dissociés ?) choix esthétique, de nous confronter, nous regardeurs, à notre tour, à ce face-à-face là. Rault, qui n’est pas voyeur, ne travaille pas pour les voyeurs, mais pour ceux qui n’ont pas peur de la nudité, ce qui est sans rapport. Choix, donc, qui ne se fait pas au hasard, mais avec la mémoire, toujours présente, sur le mode de l’affleurement, de ce que la frontalité permet en art. Ce photographe, dans le fond, est nourri de peinture. Et l’on ne peut guère s’étonner de voir surgir le souvenir d’Edouard Manet, au détour de certaines de ses images. Comme dans le portrait du Caporal Géraldine T., qui nous ramène au Déjeuner dans l’atelier. Parce que, par la composition – frontale – cette photo de femme nous ramène à ce tableau où un jeune homme, adossé à une table, semble littéralement projeté dans l’espace du regardeur, mais, tout autant, parce que Rault, ici comme dans tout son travail, se fait photographe de la vie moderne. Artiste qui, après Manet, répond à l’appel lancé par Charles Baudelaire en 1845 lorsqu’il écrivait : « Celui-là sera le peintre, le vrai peintre, qui saura arracher à la vie actuelle son côté épique, et nous faire voir et comprendre, avec de la couleur ou du dessin, combien nous sommes grands et poétiques dans nos cravates et nos bottines vernies. » Nulle cravate ici, et quelques souliers vernis, mais beaucoup d’autres parures d’époque, côté corps comme côté intérieurs, qui sont autant d’inscription du temps. « Arracher à la vie actuelle son côté épique », écrit Baudelaire : saisir le temps dans les corps, pourrait dire Rault. Faire de la photographie d’histoire à sujet moderne, donc, dans laquelle la temporalité est le vrai sujet. Oui, là est la véritable ambition de cet artiste : photographier la nudité comme le lieu où le temps s’inscrit, et se raconte. Dès lors, ce qui nous rebutait dans un premier temps parce que cela transgressait si violemment les normes du regard contemporain, c’est-à-dire de l’aveuglement contemporain, devient passionnant, et, osons le mot, beau d’être si passionnant. Ce ventre abimé, ces seins lourds ou bien abandonnés, est-ce que ce n’est pas là ce qui raconte une histoire, est-ce que ce n’est pas là que s’est inscrit le temps ? Et cette femme qui nous montre cela, n’est-ce pas sa plus belle façon de dire : j’ai vécu, ou, mieux encore, je suis en vie. Bien plus magnifique défi opposé à la mort que la soumission du corps aux normes d’une géométrie abstraite, et sans histoire.
Dans le fond, le vrai modèle des photographies de Jean Rault, c’est L’Olympia, du même Edouard Manet. Corps adressé, regard fier. Olympia, c’est la femme qui réduit le voyeurisme à néant, parce qu’elle se montre fièrement pour ce qu’elle est. La prostituée devenue, par la force de son regard, spectatrice de notre obscénité. Rault ne procède pas autrement, lui qui ne photographie que ceux – les pauvres, les gens ordinaires, les militaires, les travestis, les lutteuses – qui entretiennent une forme d’écart par rapport au beau social, et qui les photographie de telle manière que celui qui regarde ne peut que renoncer, s’il veut accéder à leur vraie beauté, à ses habitudes de regard.
Il n’y a, décidément, rien de cruel dans le projet de Jean Rault. Sauf à trouver qu’il est plus cruel de nous affronter à la vérité que de multiplier les tentatives cosmétiques de nous faire oublier que nous sommes mortels. La mise à nu n’est pas la mise à mort, mais son exact contraire, car il ne s’agit de rien d’autre que de dire la beauté du vivant : du vrai vivant, dans sa nudité sans mensonge, lucide. Si Madame L. est si belle, nue, c’est d’être regardée dignement, par delà toute fausse morale. Telle est donc la force du travail de Jean Rault, que de nous montrer la nudité sans la honte : une nudité d’avant le péché originel, comme un moyen, un bref instant, par effraction, de retourner au Paradis perdu.
Pierre Wat