L’Empire des jardins : une méditation photographique.
Après l’Empire des sens de Nagisa Oshima et l’Empire des signes de Roland Barthes, j’ai intitulé ce travail photographique commencé durant l’été 2000 « l’Empire des jardins« .
Depuis longtemps, l’esthétique très sophistiquée des jardins japonais m’attirait et le rendez-vous a été à la mesure de la très longue attente.
Assez rapidement, j’ai été subjugué, ravi (littéralement le ravissement est le fait du rapt), j’ai été « rapté ». Je me suis retrouvé « sous l’empire » de la beauté comme on le dirait d’une addiction à une substance ; une sorte de « possession » liée à ces jardins très « cultivés » m’a envahi quelquefois jusqu’aux larmes.
Je me rassure un peu en pensant à la célèbre maxime de Chamfort : « C’est le propre d’un esprit médiocre que d’admirer modérément ».
Il ne s’agissait pas d’ajouter des vignettes aux millions de clichés, de cartes postales toutes plus convenues et pittoresques les unes que les autres. Au contraire, il s’agissait de faire un travail à partir des jardins japonais et pas sur les jardins japonais, « à partir » car, même si toute photographie est photographie de quelque chose, il ne s’agît en aucun cas d’un travail documentaire ; il s’agissait beaucoup plus de mettre à l’épreuve la camera obscura dans un espace dont elle n’est pas l’héritière.
La camera obscura est la boîte noire, la chambre munie d’un petit trou, d’une lentille de verre ou d’un système optique, qui permet d’obtenir une image du visible qui se trouve devant la boîte, sur le fond opposé au système optique.
Lorsque le fond de cette boîte obscure est tapissé d’une surface sensible (papier ou film photographique et maintenant capteur digital), cette boîte, cette chambre peut produire des photographies ou des images numérisées.
La camera obscura, et plus tard la camera lucida et l’appareil de prises de vues photographiques sont les héritiers de la Renaissance italienne.
En effet, la Renaissance italienne, à travers l’Œil du Prince que l’on place au centre du théâtre organise le spectacle, et les décors de manière à ce que de ce point de vue particulier et unique, le monde soit parfaitement ordonné ; et de ce point de vue unique seulement.
Ce point de vue est monoculaire, monocentré, et il est en face du point de fuite, que les Anglais appellent vanishing point. Et les lois de la perspective se sont imposées pour représenter l’espace, les espaces construits, les maisons que l’on dessine sur les plans d’architecture, les villes, etc.
Tout cela marche très bien sauf lorsque le sujet ne présente pas de géométrie propre : voir les ciels chez le grand peintre anglais Constable par exemple, grand inventeur de stratagèmes géniaux pour contourner cette loi. D’où un hiatus entre ce que nous voyons et ce que nous voyons en photographie.
La photographie est une abstraction et les hommes et les femmes de la Renaissance devaient trouver « bizarres » ces représentations que nous trouvons aujourd’hui si « conformes » à la réalité que nous percevons avec nos yeux et si utiles pour dessiner des maisons, des villes, pour faire décoller des avions, pour faire des tirs balistiques quand on fait la guerre et aujourd’hui pour créer les espaces illusionnistes des jeux video.
En Asie et au Japon en particulier, l’espace et les éléments qui le composent sont dessinés avec un pinceau, qui a une pulpe, une souplesse.
Celui qui dessine lorsqu’il est assis, a posé son derrière sur un tatami, une surface faite de fibres, ferme et modulaire. Et la perspective, lorsqu’elle n’est pas isométrique, est cavalière ou atmosphérique.
Isométrique : elle a deux points de fuite opposés ; Cavalière : elle a une infinité de points de fuite, au bout des parallèles fuyantes, tous situés à l’infini ; Atmosphérique : pas de point de fuite… et des espaces qui dialoguent avec le blanc de la page et sont en concurrence avec des textes et les tampons rouges des signatures qui occupent certaines parties de l’image…
Les « blancs » de l’image, sont aussi importants que les « pleins ». Le Vide est aussi important que le Plein. Les blancs autour de la calligraphie, entre le plein à l’encre et le bord de la feuille s’appelle « asobi » qui est le même mot que « jeu », à la fois dans le sens d’un jeu fonctionnel qui permet à des pièces mécaniques de bouger dans un assemblage ; faute de ce jeu la mécanique est littéralement bloquée (!), et aussi dans le sens du jeu dans sa dimension ludique.
À « notre » monde monothéiste, dans lequel le Prince ou le Roi est à SA place par « la grâce de Dieu », correspond l’espace monoculaire, monocentré dont nous parlions plus haut. L’Œil du Prince, l’axe de son regard, c’est le prolongement du doigt de son sceptre. C’est ce que nous voyons à l’œuvre dans les jardins italiens (les jardins de la Villa Pratolino par exemple) ou français (« Le » Grand Axe du jardin de Versailles), au théâtre (le théâtre dit « à l’italienne »).
À l’inverse, dans le monde peuplé des kami, il y a de nombreux dieux ; dans un monde où l’on est assis le derrière sur le sol pour contempler la voûte céleste, pour s’émerveiller de la multitude, le jardin contient mille jardins. Dans les jardins japonais où l’on peut marcher, ceux que nous appellerions des parcs (en japonais : koen), chaque pas nous montre un autre jardin.
Il s’agit d’une sorte d' »emboîtement » de vues de jardins les uns dans les autres, d’un système complexe qui pose la multitude comme postulat à l’inverse du point de vue unique et héroïque de celui qui affronte le temps et les éléments depuis quelque point de vue « remarquable » et central.
Le créateur du jardin japonais n’affronte pas, il négocie avec les éléments, car il sait que les éléments sont les plus forts.
L’épanouissement du jardin À la Française correspond curieusement au XVII ème siècle, à l’émergence en philosophie du sujet autonome, au triomphe du célèbre « Je pense, donc Je suis » de Descartes. À l’Œil du Prince, placé au centre du théâtre, à lŒil de Louis XIV considérant le Grand Axe de son jardin, depuis le centre (!) de son balcon, s’autoproclamant le soleil (qui fait tourner le monde autour de lui) s’oppose le jardin japonais dans lequel la multitude des étoiles est interrogée comme le font les marins sur la mer immense pour retrouver leur route.
N’oublions pas que s’orienter, c’est trouver l’Orient, c’est-à-dire savoir où le soleil se lève….
Au « Je pense, donc je suis », s’oppose le vide de la méditation orientale dans le jardin à contempler. Méditer, ce n’est pas essayer d’oublier ses soucis en pensant à autre chose, c’est au contraire faire de la place pour que le monde puisse venir se loger en nous. C’est-à-dire vidanger tout ce qui est inutile et encombrant pour faire de la place et pouvoir accueillir le monde. La méditation face au jardin japonais n’est pas une molle rêverie que l’on pratiquerait comme une distraction, c’est au contraire une démarche. Ce vide-là est une forme. Ce vide-là n’est pas le creux, il doit nous permettre d’accéder à un sentiment d’appartenance aux puissances naturelles. En faire partie.
Et pratiquer cette méditation photographique a été pour moi l’occasion de me demander comment ces jardins qui n’ont pas été dessinés avec les lois de la perspective albertinienne qui est la « nôtre » en occident, pouvaient « faire image », devenir quand même des images photographiques, c’est à dire héritières du cube perspectif du XVème siècle toscan.
« Faire image », relever ce défi.
C’est tout le propos développé dans les images qui suivent.
Retourner au paradis, ce jardin dont nous avons été chassés, il y a bien longtemps.
Jean Rault. Mars 2010