UNES, 1985 – texte de Bernard Lamarche-Vadel
Lorsqu’elles sont apparues, apportées par Jean Rault, les unes, dont les portraits composent les douze images choisies, et les autres, mais chacune dans sa terrible verticalité, alignées toutes, je dus bien me résoudre à accepter de penser que je devais surmonter le scandale benoît qu’elles représentent, ces photographies.
D’abord, ce travail, intérieurement, je le refusais, car sans mots pour le dire, à l’instant où je le découvrais, je le jugeais imprenable. Imprenable, d’abord, pour la simple raison que je ne pouvais situer par quel bord ces photographies ont été prises. Et peut-être que ce sera toujours ce même chemin du spectateur à ces images, celui d’un parcours d’obstacles. Car ces œuvres dans leur apparente simplicité, que la frontalité monocentrée exaspère, instaurent un réseau complexe d’écrans et de détours ; et s’autoriser de les saisir suppose au préalable de saisir ce que l’œil veut saisir lorsque l’on croit regarder.
Car il s’agit de savoir où pouvoir saisir, et l’œil n’existe plus à l’état sauvage.
Ces photographies représentent à mon sens un cas très curieux d’œuvres dont l’appropriation est conditionnée par un parcours de saisies négatives. A ce degré, face à ces images, invariablement, on se retourne vers la saisie originaire, c’est-à-dire celle opérée par Jean Rault. Pour reprendre la question de son bord qui est devenu le nôtre, de quel bord peut-on les prendre ? Sur le plan esthétique, il s’agit d’une annulation pure et simple, sans doute les tirages sont impeccables, mais l’image ne trahit aucun effet de cadrage, la lumière stable et continue n’y est l’objet d’aucune recherche, l’arrière-plan est neutre. La saisie esthétique de ces images se révèle vite impossible.
Eu égard aux sujets représentés, et à l’alignement surtout, vient en tête la tentation d’une saisie politique de ce travail, mais de ce bord encore, il n’est guère possible de maîtriser l’enjeu de cette entreprise. La souffrance n’affleure pas dans ces visages, ni aucune oppression particulière, et si l’on songe à la grande image militante de Tina Modotti, sur ce plan, ce que nous regardons est incomparable et n’obéit pas à cette fonction. Mais encore, il sera possible de songer à August Sander ou à Diane Arbus, l’exploitation morale et affective de l’exotisme psychologique ou le recensement social, de la même manière, sur ces visages, et dans ces attitudes que nous observons, ne peuvent être d’aucune manière justifiés.
A l’issue de cette série de bords d’approche qui se révèlent tous inopérants, la question revient au même, Jean Rault, devenu, par l’effet de son travail, l’énigme du destinateur, de ce travail dont la fascination qu’il exerce n’ouvre pas sur une signification de sa saisie.
Et nous qui les regardons ces jeunes femmes incomplètes et secrètement informes, modifiables et immatures, loin d’un énoncé qui les prédispose, nous les saisissons sur tous les seuils, de leur passé et de leur avenir, de leurs désirs et de leurs refoulements ; et posées un instant en face de nous, elles sont saisies à la minute même où elles vont toutes basculer dans ce par quoi nous aurions aimé les aborder, les signifier, et les crucifier, sur leurs destins.
Jean Rault est infaillible, il a vu ce que nous refusons de saisir, parce que ce qu’il voit nous fait peur : il a photographié des signes qui n’ont ni destinateur, ni destinataires signifiables, et un instant avant qu’ils ne soient dotés d’une définitive signification. Ces images très simples sont encore béantes, et notre premier mouvement pour les contourner, effrayés de n’y constater aucun bord, est le mouvement qui nous sépare du vide. Comme il nous sépare par avance de ce qui adviendra bientôt sur le bord de ces jeunes femmes dont nous envisageons les portraits, nous le savons d’un juste pressentiment, ce sera l’aliénation moyenne au bord de tous les gouffres.
En ce sens le travail de Jean Rault peut et doit être considéré comme une œuvre militante, mais où le mot d’ordre, la signification instituée a priori, sont d’abord récusés, comme premier bord de l’aliénation, et de la reconnaissance ; tout ce par quoi nous ne les aurions pas vues, ces idoles anonymes de la religion des grands ensembles, révélées le temps d’une image sur ce fond de trop lourd silence.